Derniers articles

lundi 8 août 2016

SANG-DE-LUNE (extrait n°3 : épreuves non corrigées)

Premières dédicaces : mercredi 24 août à la librairie Callimage de La Rochelle !
(place de Verdun)





— Non !
J’ouvre les yeux dans l’obscurité, effrayée par le son de ma propre voix. Je me redresse, frictionne mes bras. Inutile d’essayer de me rendormir : trop de chaos dans mon esprit, trop de de confusion, de peur aussi. Pour moi. Pour Arienn.
Ma petite sœur est devenue femme. Cela s’est passé hier, juste avant le dîner. Nous préparions une soupe d’écrevisses et de champignons blancs. Elle a pâli, levé vers moi des prunelles remplies de larmes. Un épais sillon rouge coulait entre ses cuisses. Aussitôt, mère l’a écartée de la nourriture et tante Vania l’a emmenée à l’extérieur de la cuisine. Je n’ai même pas eu le temps de la réconforter.
Je me souviens de la première fois où j’ai saigné.
Je me suis réveillée au milieu de la nuit, la bouche sèche, le ventre et les reins douloureux. Roulée en boule, parce que c’était ainsi que j’avais le moins mal, j’ai tenté de me rendormir, en vain. La peine était là, lancinante, angoissante parce qu’inconnue. J’ai fini par sombrer, je ne sais comment. « Gia est blessée ! Gia est blessée ! » Les appels terrorisés d’Arienn m’ont arrachée à ce sommeil agité. Dressée en sursaut sur ma couche, j’ai vu mes draps maculés, j’ai senti sur ma peau ce liquide tiède et poisseux. J’ai hurlé, moi aussi. Parce que je comprenais ce que cela signifiait : les Ténèbres avaient éclos en moi ; mon corps, mon âme ne m’appartenaient plus vraiment. Jusqu’à ce que le rituel soit achevé, jusqu’à ce que l’encre et le cuivre les emprisonnent au plus profond de mon être, je suis restée isolée afin que nul ne soit contaminé. C’est paradoxal, quand j’y réfléchis : le sang que nous versons rappelle le châtiment de la Lune, lorsqu’elle consentit à ce que ses filles portent les enfants des hommes ; pour cette raison, notre époux arrache la perle de métal qui scelle nos Ténèbres ; comme si notre impureté était ce qui nous permettait de donner la vie…
Sauf si tout cela n’est que mensonges. Sauf s’il n’y a pas plus de souillure en nous qu’en nos frères, pères, maris. Sauf s’il existe en chacun de nous une part de noirceur et de lumière, une flamme qu’il nous appartient d’entretenir.
J’aimerais en avoir la certitude.
Mais si j’attends, ce sera peut-être trop tard pour libérer Arienn et nous évader.
Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que les rumeurs de ma trahison remontent jusqu’à mes parents. L’argument de Sienn – ma précision, mon adresse – les ont rendues plausibles. Ma passivité, lors de l’attaque de l’enclos, les ont renforcées la portée. Les médisances, au lavoir, au marché en ont enflé la portée. Et Lucian, mon imbécile de frère, si prompt à dénoncer, juger, l’a confirmé hier pendant le repas : je n’ai pas crié, je ne me suis pas débattue lorsque le Nocte a voulu m’entraîner avec lui. Je suis demeurée impassible : je les ai servis, lui, mon oncle et notre père avec docilité et discrétion. Je les ai écoutés discuter des mesures prises contre nos ennemis. De nouveau, mon père a évoqué une action radicale pour les éradiquer : « Bientôt, a-t-il dit, les efforts et les sacrifices déployés ces dernières années porteront leurs fruits. Alta sera enfin débarrassée de l’engeance des Ténèbres. » À la fin du dîner, il a saisi mon poignet. Il exigeait de connaître ma version des faits. Alors, je lui ai rapporté ma surprise, ma frayeur, l’horreur de la mort de l’agneau, ma confusion, aussi. Il a écouté sans un mot, puis m’a congédiée.
Ce matin, il m’a convoquée dans son bureau, vaste pièce située au fond de la cour intérieure. Les battants étaient entr’ouverts. J’ai frappé, par principe, puis je suis entrée. Il m’attendait, assis à son écritoire. Derrière lui, un disque de cuivre martelé de sept rayons, symbole de son nouveau titre et des casiers remplis de papiers. Contre le mur de droite, une bibliothèque étroite chargée de livres.
Immobile, sur le plateau couvert d’écrits, un jeune lézard aux écailles opalines guettait le passage d’une mouche. À l’opposé, deux fauteuils tissés de laine ocre et jaune, destinés à recevoir ses invités de marque.
Moi, je suis restée debout. Il m’a simplement fait signe d’approcher, a terminé la lecture d’un document, l’a signé avant de relever les yeux vers moi. « Tobian et Janir te veulent tous deux comme épouse. J’ai longuement hésité, mais les derniers événements m’ont décidé en faveur du premier, a-t-il déclaré. En te donnant à lui, je m’acquitte des dettes que notre famille a contractées par la faute de Dana et la tienne. Je sauve notre réputation. » Caspian m’a longuement étudiée. J’ai soutenu l’examen, m’efforçant, pour ne pas flancher, d’imaginer une petite flamme au centre de moi-même, une lumière ne demandant qu’un peu de courage et de volonté pour briller. « Ta mère craignait ta réaction. Manifestement, elle se trompait. Tu as mûri, Gia, » a-t-il ajouté – et j’ai cru discerner de la fierté dans ses yeux.
J’ai hoché la tête, attendant qu’il me renvoie dans le gynécée.
Honneur. Réputation.
Je hais ces mots, presque autant que résignation.
Ce sont des mots de violence, des mots de mort et de folie. Ce sont des mots du quotidien, qui étranglent, écrasent, détruisent. Je refuse d’être broyée. Transformée en esclave par celui qui a fait de ma cousine une infanticide.
Plutôt crever.
Plutôt fuir, loin d’ici, loin de cette vie, prendre le risque de l’exil, des Noctes et des monstres tapis dans les profondeurs d’Alta.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire