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mercredi 20 décembre 2017

La fille au sweat-shirt gris : épisode IV



IV

J’ai attendu Tania à la sortie d’un cours. Je lui ai présenté des excuses, elle les a acceptées. Intriguée par mon comportement, elle m’a posé des questions. Je lui en ai révélé assez pour assouvir sa curiosité tout en préservant la vérité. Si je la lui racontais, je suis sûre qu’elle insisterait pour voir papa et May. Ce serait une catastrophe. May prétendrait que j’affabule ; lui, suivrait sans se poser de question. Je passerais pour une gamine instable, revancharde et menteuse.
Ce serait la fin de tout : sous surveillance constante, je ne pourrai même pas m’échapper pour rejoindre LaDonna. Alors, pour ce qui est du reste ­– spectacle et bal de fin d’année, je n’aurais plus aucune chance de participer. Je sais, c’est kitch, guimauve, cliché et, même si aucun garçon ne m’invite, j’aimerais vraiment y aller.
Avant la fête, avant la scène : l’audition.
C’est à quinze heures, à l’auditorium de la BSA.  Pour s’inscrire, il suffit de se présenter avec une pièce d’identité à l’entrée de la salle. Je laisserai June et May prendre un peu d’avance et me glisserai dans la queue incognito. Elles ne pourront pas m’empêcher de chanter. D’y retourner, peut-être ? Peu m’importe. Je trouverai le moyen de m’évader.
Hier, la répétition a été horrible : trou de mémoire, fausses notes, remarques acerbes et pleurs se sont succédé. À la fin, LaDonna m’a serrée très fort contre son cœur et m’a assurée que tout irait pour le mieux, qu’elle avait confiance en moi. Comme j’étais sceptique, elle m’a raconté sa toute première générale. La journée s’était avérée catastrophique : LaDonna avait oublié la moitié de son rôle, son partenaire ne cessait de tousser et le premier violon avait égaré son archet ! La représentation, en revanche, avait été un triomphe.
En ouvrant les yeux ce matin, je voudrais qu’il en aille ainsi pour moi aujourd’hui. J’en doute. Je me sens oppressée. Nauséeuse. Le trac, mais pas seulement. C’est comme si une alarme interne s’était déclenchée : « Attention ! Attention ! Jusqu’ici, tout s’est trop bien passé. » Et c’est vrai : pas un instant ma belle-mère et ma demi-sœur ne m’ont soupçonnée de vouloir participer à ectte sélection. Depuis une semaine, pourtant, elles ne parlent que de ça et June prend des cours supplémentaires pour se préparer. Tous les soirs, pendant que je fais le dîner, elle répète La Vie En Rose et d’autres classiques de la chanson internationale. Leur apparente naïveté me semble soudain très inquiétante. Quel mauvais coup me réservent-elles ? Je réprime tant bien que mal l’appréhension qui me tord le ventre. J’enfile un jean par-dessus mon caleçon et me penche doucement sur mon petit frère.
—Billy, c’est l’heure de se réveiller…
Il se recroqueville sous sa couette, se tourne vers moi avec une moue renfrognée.
— Je veux pas me lever…
— Qu’est-ce qui t’arrive, Billy boy ?
— Je me sens pas bien, j’ai mal au ventre…
Je passe la main sur son front : celui-ci est glacé. Je me mords les lèvres. Ce n’est vraiment pas le jour où tomber malade ! L’avantage, c’est que May sera forcée de rester à la maison pour veiller sur lui.
— À tous les coups, c’est une indigestion, soupire celle-ci quand je lui expose la situation. J’aurais dû me douter que c’était lui…
— Qu’est-ce qu’il a fait ?  
— J’ai acheté des rochers au chocolat, hier. Avant le dîner, je me suis aperçue que le couvercle avait été déplacé. Je l’ai rangé, mais j’ai oublié de vérifier s’il en manquait.  Je vais appeler le médecin, conclut-elle en se dirigeant vers le salon.
Elle nous laisse seules dans la grande cuisine carrelée. Ma demi-sœur rejette sa longue chevelure blonde en arrière et me toise, une lueur moqueuse au fond de ses yeux bleus. Je lui tourne le dos et me verse un mug de lait chaud.
— Tu n’espérais pas participer aux auditions de la BSA, j’espère ? glousse-t-elle méchamment.  
Je me fige, mains crispées autour de  ma tasse brûlante.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce qu’il va bien falloir quelqu’un pour s’occuper de Billy-le-goinfre, et maman a promis de m’accompagner.
Je m’apprête à répliquer quand mon petit frère entre en pleurant dans la cuisine, son pyjama souillé. Je me précipite vers lui, le prends dans mes bras, le console comme je peux, lui assurant que ce n’est pas grave, que je vais l’aider à se laver et à se changer en attendant le docteur. Lui, sanglote, honteux de n’avoir pu se retenir. Évitant le regard goguenard de ma demi-sœur, j’entraîne Billy vers la salle de bains. Une crampe le saisit dans le couloir. J’ai juste le temps d’ouvrir la porte des toilettes : il vomit.  Je le soutiens, caresse son front en sueur, le porte jusqu’à la baignoire et lui enlève ses habits. Je laisse couler l’eau chaude le temps d’aller récupérer ses draps dans notre chambre et de les fourrer avec le reste dans la machine à laver, puis je l’aide à se frictionner. Livide, il sort de la douche en grelottant.
— J’ai téléphoné à l’école pour dire qu’il n’irait pas en cours aujourd’hui. Tu préviendras ton lycée pour expliquer que tu restes à la maison, lance May, passant la tête dans l’encadrement de la porte.
Je serre les dents, baisse la tête pour dissimuler à ma belle-mère ma colère et mon envie de pleurer. Pas assez vite, cependant. Elle fait un pas à l’intérieur, chasse d’une main manucurée la buée qui flotte dans la pièce.
— Tu ne songeais pas sérieusement à participer aux auditions, tout de même ? Ashlee, renifle-t-elle avec un ricanement de mépris, sois raisonnable, enfin ! Il y a une différence entre chanter sous la douche ou dans un glee club, ce qui n’est même plus ton cas d’ailleurs, et monter sur scène ! June prend des cours avec un pro pour avoir une chance de réussir les premières sélections et travaille sa voix tous les jours. Toi, tu n’as rien. Tout ce que tu gagnerais à te présenter, ce serait de te ridiculiser aux yeux du quartier.
Elle prend une serviette, essuie la buée qui recouvre le miroir, rajuste son chignon.
— De toute façon, la question ne se pose plus !
Anéantie, je la regarde s’éloigner. Je n’arrive pas à réaliser que mon rêve s’écroule, comme ça, d’un claquement de doigts. Un simple prétexte aura suffi. Un prétexte ? Vraiment ?
— Dis-moi, Billy boy, ces rochers au chocolat…
— Je suis désolé. Il y en avait plein, alors j’ai pensé que ça se verrait pas beaucoup si j’en mangeais un ou deux. Ensuite, j’en ai pris pour toi, parce que t’en aurais jamais eu, sinon. Et pis…
— Tu as craqué ?
Billy se mord les lèvres, penaud.
— Elle était où, la boîte ?
— Sur la table basse, dans le salon.
Billy ne sait pas résister aux sucreries. Au chocolat, en particulier. Si personne ne le surveille, il est capable de s’en gaver jusqu’à se rendre malade. May le sait très bien. Si elle a laissé la boîte à portée de son fils, ce n’est pas par hasard. C’est pour le piéger. Pour me piéger, à travers lui. J’ai été stupide de croire que je pourrais tenter ma chance à la Brooklyn School of Arts sans éveiller l’attention. Cependant, jamais je n’aurais songé que ma belle-mère irait jusqu’à rendre son propre enfant malade pour m’empêcher de participer. Je réalise soudain que ce n’est pas seulement par méchanceté qu’elle agit ainsi, mais par crainte que mon talent n’écrase celui de sa fille. Je lui fais peur : cela devrait me réconforter. Pour l’instant, cela me donne juste envie de hurler.
— Mamaaan ! Je ne trouve plus le masque aux algues ! Je suis sûre que quelqu’un l’a piqué !
Quelqu’un, c’est moi, forcément.
 Dans le frigo, ma chérie : pour renforcer son efficacité !
June ne pourra pas se défouler sur moi. Une fois, elle m’a accusée de lui avoir volé le parfum reçu pour son anniversaire. Un truc sucré à la mode emballé dans un joli paquet doré. Ce n’était pas vrai, bien sûr, mais j’ai dû faire du baby-sitting pendant un mois chez des amis de ma belle-mère pour lui racheter un flacon. Ils étaient au courant de mon soi-disant vol et m’on traitée en criminelle. Comme par hasard, le cadeau de June a été retrouvé trois jours après que je lui ai donné le mien, enrobé d’excuses humiliantes.
Elle ne m’a jamais demandé pardon, évidemment.
June et May s’en vont juste avant déjeuner : pour l’occasion, ma demi-sœur sèche les cours ; sa mère a décidé de lui offrir quelque chose de neuf afin de lui porter chance. 
Je reste dans l’appartement désert, à surveiller mon petit frère. Je me sens trop vide pour pleurer, trop hébétée pour hurler. Impossible de réfléchir. Impossible de me ressaisir. De toute façon, à quoi cela servirait-il ? Il est trop tard pour l’audition : je n’ai pas eu le temps de me laver, je ne ressemble à rien, je sens le vomi. Et puis, je suis incapable de laisser Billy, malade et seul, dans l’appartement. May le sait.
Son plan était parfait.



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